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Mardi 7 février
Pique-nique extérieur en pleine canicule
Au départ ce matin, l'air semble bien plus chaud que les jours précédents. Peut-être fait-il -10°C ? Nous commençons par traverser le village à pied parce qu'il y a peu de neige et que l'on nous prendrait au mieux, pour des extraterrestres, au pire, pour des fous ! En même temps, je ne suis pas convaincu que les gens ne soient pas sceptiques en nous voyant porter un drôle d'équipement sur les épaules ou sur le sac ? Nous sommes à la recherche de "carburant" pour nous ravitailler en cours de route mais peu de magasins proposent des fruits secs. Chemin faisant, j'immortalise mon premier traineau à cheval qui pour l'instant est monté sur pneus.
Nous dépassons ensuite la ligne de départ fictive de la boucle du jour : un portique et, à ses côtés, un oeuf géant protégé pour l'hiver. Nous repasserons là ce soir pour découvrir ce pilier de l'artisanat local. Plus loin, un cheval est entraîné pour aider prochainement au débardage. Et nous arrivons, dans un concert d'aboiements, au lieu où nous chaussons les raquettes. Le niveau de la neige est plus bas qu'hier pour le moment, probablement tassé par le passage d'habitants de la bourgade.
Progressivement, nous prenons de la hauteur jusqu'à atteindre une ferme. L'occasion pour nous d'en savoir plus sur un élément de choix de la décoration extérieure : les ferronneries. Ce sont les roms qui les forgeraient à la belle saison.
Profitons-en pour parler un peu des minorités en Roumanie. Elles sont nombreuses mais la plus importante ce sont les hongrois de Transylvanie. Ils seraient nationalistes mais souhaiteraient davantage l'indépendance que le rattachement à la Hongrie. Ils représentent 80% de la population de 2 "départements". Juste derrière, les roms arrivent en seconde position avec 1,8 million de membres d'après le dernier recensement. Ils seraient originaires d'Inde du Nord et ne sont pas plus appréciés que par chez nous. C'est un peuple nomade que les communistes ont tenté de sédentariser. Pour ce faire, ils ont renvoyés les germanophones du pays chez eux contre une rançon quand ils ne les ont pas déportés (lire à ce sujet la Bascule du souffle relatée par le Prix Nobel de littérature 2009 : Herta Müller). Puis, ils ont installé les roms dans leurs maisons. Ces derniers n'ont toutefois pas tenu en place. En Roumanie, ils ont un Empereur de tous les roms et un Roi du pays. Leur refus d'intégration est critiqué et les roumains les considèrent comme des voleurs. Une troisième minorité que je vais présenter, ce sont les Juifs. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : 800 000 avant la guerre, 350 000 peu après et 6 000 aujourd'hui. Que s'est-il passé ? Dans la partie qui a été annexée à la Hongrie, ils ont été déportés vers les camps d'extermination mais dans la partie plus soviétique, ils ont davantage été envoyés dans des camps de travail en Bessarabie et au Kazakhstan. Au fil des ans, la fuite des survivants vers Israël n'a jamais cessé. Beaucoup d'autres minorités se trouvent dans le pays dont certaines déjà présentées (Polonais, Lipovènes, Houtsoules ...).
Pour en revenir, à des sujets plus gais, nous évoluons ensuite sur de longs faux-plats montants, entourés de sapins chargés de neige. Que la résistance de leurs branches est admirable malgré le poids qu'elles supportent ! Et combien toute vie semble figée, écrasée par l'or blanc !
Une rencontre impromptue mais sympathique vient rompre provisoirement le charme et le calme des lieux. Toujours le même étonnement sur notre mode de locomotion mais on commence à s'y habituer. Nous reprenons tantôt à travers les forêts de conifères tantôt sur des balcons. Les principales essences sont le sapin, l'épicéa et le hêtre qui, à notre surprise, ne perd pas systématiquement ses feuilles mortes. De temps à autre, un bâtiment en bois interrompt notre immersion en pleine nature : grenier ou plus rarement habitation.
Derrière l'arbre mort isolé, nous pouvons visualiser tout notre parcours de l'après-midi précédent. Au sommet d'une petite colline, nous tombons sur une drôle de structure qui serait un épouvantail pour sangliers. Cependant, à en croire le bruit qu'en tire P., ceux-ci doivent soit bien rire du son produit, soit s'en servir de mobiles au-dessus de la couche de leurs marcassins.
Un peu plus loin, nous atteignons un petit hameau avant de replonger dans la forêt. De celui-ci part un sillon profond qui peut correspondre soit à un tronc tracté par un cheval, soit à une piste de luge tracée par les enfants. Luminița nous décrit leur façon de procéder : ils prennent un sac plastique qu'ils remplissent de paille puis s'élancent dans la pente faisant une trace. Je me demande alors si c'est plutôt skeleton comme dans le village polonais ou plutôt bobsleigh ? Au lycée, notre guide déjouait l'attention du surveillant pour faire de même. Elle nous propose de nous initier dans les prochains jours, ce que nous acceptons à l'unanimité !!!
Selon que l'on soit sous le couvert végétal ou en plein soleil, les écarts de températures sont perceptibles. Aussi, au sortir du dernier bois de ce matin et à l'abri du petit vent, nous trouvons un coin agréable pour pique-niquer à l'extérieur, faute d'habitant. Mais la température est agréable et l'immobilisation ne va pas nous coûter. Nous optons pour une petite cabane de berger plutôt que le haut mur d'un grenier. Devant nous, la vue est dégagée sur la vallée.
Il fait bon s'arrêter à cet endroit. Je ressens juste le froid au niveau de mes mains nues. Je joue également un petit tour de passe-passe à la guide qui ne parviendra pas à me le faire recommencer devant les autres. Ce que tu ne vas pas inventer quand même !
L'après-midi va être plus rigoureuse niveau température. La météo annonce -30°C cette nuit. Et la baisse va s'amorcer dès le milieu d'après-midi : -15°C puis -19°C en début de soirée. Notre marche du jour ne consiste cependant plus qu'en une longue descente conduisant à un monastère fortifié : Moldovița; qui ne se trouve pas dans la ville éponyme mais à Vatra Moldovița. Les derniers mètres sont pénibles car de nombreux cailloux dépassent du sol blanc.
Ses murailles mesurent 6m de haut. Il fut édifié en 1532 par Petru Rareş, le fils de Stefan Cel Mare. Sa couleur dominante était le jaune d'or mais, suite à un incendie, il a plutôt tourné à l'ocre. Dans sa cour intérieure, une croix de glace a été dressée pour le baptême du Christ le 6 janvier.
Au niveau des représentations, on retrouve sur la photo au-dessus la Hiérarchie de tous les saints : archanges, chérubins et séraphins, prophètes, apôtres, martyrs, moines. L'arbre de Jessé entouré d'épisodes de l'Ancien et du Nouveau Testaments est également présent tout comme l'acathiste à la Vierge.
Un tableau récurrent est la représentation simultanée de Jésus et d'Adam. A chaque fois, le Christ tire des Enfers le premier homme. A l'intérieur des monastères, la scène est souvent représentée lors de la crucifixion. Petit à petit, on voit dans la terre du mont Golgotha apparaître puis se développer un crâne : celui d'Adam; qui ressuscite ensuite en même temps que le Fils de Dieu.
Le siège de Constantinople et son parallèle avec Suceava est également présent en grande dimension.
A l'intérieur, la succession de pièces présente également des fresques connues. Dans le narthex, le Jugement Dernier fait pour la première fois apparaître les Arméniens du côté des peuples honnis, car ceux-ci refusent de payer une taxe commerciale. Dans le pronaos, démarre le calendrier des martyrs avec les 6 premiers mois à partir de septembre. Les 6 autres se trouvent dans la salle des tombeaux. Les souffrances sont variées : décapitation, noyade, enterrement vivant, bûcher ... Dans un coin, un escalier "secret" mène à une salle située au-dessus de celle des tombeaux et où se trouvait le trésor. Le plafond de la pièce des tombeaux est ainsi toujours plus bas. Enfin, le naos et l'iconostase abritent des empereurs et rois romains, le procès de Jésus puis son chemin de Croix. Comme à l'accoutumée, la température est glaciale et de la condensation se dégage à chaque respiration.
En ressortant et derrière les "barbecues", se dresse un élégant bâtiment à l'intérieur de l'enceinte.
Comme nous devons attendre encore un bon moment le bus qui nous ramènera au village de ce matin, nous nous réfugions dans un café. Dedans, il n'y a que des hommes venus là passer l'après-midi. L'un est plutôt joyeux et chante pas mal voire danse un peu. Un autre enchaîne cigarette sur cigarette. On pourrait être dans un café de village. Et voilà, qu'ils voient débarquer dans leur quotidien, une horde d'extraterrestres transportant d'étranges engins sur leurs épaules ou leurs sacs. On va finir par être dans le journal, je vous le dis ... Après la bonne expérience de la gare de Bucarest, trois de nous s'orientent sur un chocolat chaud. Quant aux deux derniers, plutôt kamikazes, ils essaient de se réconcilier avec le vin chaud. Merci à celle qui a payé le pot, j'espère avec l'argent de l'agence.
10 minutes avant l'arrivée du bus, nous prenons notre courage à deux mains pour nous jeter dans le froid mordant. Mon cerveau gèle et c'est sûrement pour ça que je n'ai pas eu la présence d'esprit de filmer les pas de danse de celles et ceux qui cherchent à maintenir leur température corporelle. Pourtant, je vous garantis que vous auriez pu prétendre à l'opéra de Pékin avec votre talent. Dans ces conditions d'attente, même le temps paraît se figer. C'est bon il ne reste plus que 2 minutes non ? Comment ça 9 minutes 45 ? Sûr que votre montre fonctionne ? Et au bus de finir par arriver, ponctuel. Un groupe de 5 "esquimaux" s'engouffre dans le véhicule chauffé mais pas totalement transis car l'acclimatation au froid doit tout de même porter un peu ses fruits à l'instar des séjours en altitude.
Quelques kilomètres plus loin, nous sommes déposés au pied du même portique en bois et de l'oeuf couvert de ce matin. La boucle est bouclée. Nous nous rendons alors dans un atelier de peinture sur oeufs à proximité. La démonstration dure une heure, dégustation de compote et de beignets incluse. Vous ne voyez pas le rapport ? Moi non plus mais c'est juste pour souligner à nouveau la qualité de l'accueil.
Les oeufs peints c'est une tradition de Bucovine héritée du 17ème siècle et liée à la fête de Pâques. Chacun doit cogner son oeuf contre celui du voisin et celui qui casse le sien a perdu. La matière de base est un oeuf de cane de préférence car ils sont plus résistants, sinon d'oie ou même d'autruche. La première étape consiste à vider l'oeuf soit en y pratiquant deux trous soit un seul. De l'air est ensuite insufflé à l'aide d'une seringue pour en faire sortir le contenu. Il faut alors nettoyer l'intérieur en injectant de l'eau puis laisser sécher. On peut alors reboucher les orifices avec de la cire d'abeille.
La seconde étape consiste à tracer le motif sur la coquille de l'oeuf à l'aide de la chişițǎ, un manche en bois auquel est fixée une tige en fer blanc, en cuivre ou en laiton, creuse en son centre. Il en existe de différents diamètres selon que l'on veuille tracer ou remplir une surface. Cet outil trempe en permanence dans la cire d'abeille, maintenue à température constante juste au-dessus d'une ampoule. L'application de la cire d'abeille sur une zone va la protéger contre les teintures suivantes. Le tracé de notre hôte est rapide et précis. Travail net et sans bavure résultant d'années d'expérience puisqu'elle a commencé à 8 ans.
L'oeuf est ensuite trempé dans une première teinture : le jaune, symbole de lumière, de chaleur, de jeunesse et d'hospitalité. L'application d'une couche est suivie d'une phase de séchage qui doit durer en théorie une vingtaine de minutes. Dans ce village, on en réalise trois, une pour chaque couleur rituelle. Après cette première couche, l'artisane passe avec la chişițǎ de la cire d'abeille sur les zones que l'on veut protéger pour maintenir la teinture jaune. Le reste sera enlevé à la dernière étape.
L'étape précédente est reproduite d'abord avec le rouge pour le sang du Christ, la santé et la résurrection; puis avec le noir pour la douleur de Jésus, l'éternité et la terre. Entre les deux, séchage et protection à la cire. Après les trois bains, il faut rouvrir les trous initiaux pour ne pas que l'oeuf explose avant de faire fondre la cire. Enfin, l'oeuf est essuyé avec un chiffon pour faire partir la teinture noire qui ne doit pas rester. La finition consiste à vernir l'oeuf pour protéger ses colorations.
D'autres couleurs existent comme je le raconterai mais également une autre technique avec des figures en relief. Généralement, les motifs traditionnels sont géométriques et ont tous une signification précise. Des dessins tels des fleurs sont possibles mais ne sont pas rituels.
Lorsqu'on s'applique la préparation d'un oeuf prend de 4h à 5h dont 1h pour le dessin du motif. L'artisane ne s'occupe pas d'un oeuf après l'autre mais procède par série en raison des pauses nécessaires au séchage. Cela présenterait deux avantages : ne pas colorer involontairement un oeuf avec la teinture d'un autre et s'économiser la vue car, sur ce point, le travail s'apparente au tissage à la main des tapis. Les enfants peuvent commencer dès 6 ans et la pratique se transmet de mère en fille. Au début, les motifs sont simples. Mais, même les années d'expérience n'empêchent pas de casser des oeufs sous l'effet de la chaleur par exemple. Les oeufs sont aujourd'hui en grande partie destinés aux touristes et à la fête de Pâques. Il est possible d'en vivre comme la personne qui nous a fait la démonstration. D'ailleurs, elle se rend à l'étranger de temps à autre pour une exposition-vente ou pour des stages de formation.
Cet objet étant pour moi un symbole de la Bucovine, j'avais décidé avant même de venir d'en acquérir un pour l'offrir à ma Cocotte de compagnie qui occupe la table basse de mon salon. Je crois qu'elle a apprécié parce que depuis elle sourit. Ne reste plus qu'à trouver un nid pour lui mettre dedans. Et le poussin devrait être un arlequin avec toutes les teintures qu'il s'est pris dans le bec.
Avant de rentrer, nous passons à la Poste chercher nos devoirs de vacances.
Le menu du soir propose le plat traditionnel du pays : le sarmale à base de chou et de viande hachée. Et un gâteau parce que le fruit n'est pas un dessert (ne le dites pas à vos enfants) mais se mange plutôt dans le courant de la journée.
Nous terminons la journée en faisant le point sur la crise politique. Après les valses de Vienne, celles de Bucarest : 11 nouveaux Ministres ont été nommés depuis hier. La télévision présente pour chacun d'eux une fiche faisant notamment état de toutes leurs possessions. En moyenne : Porsche, 2 maisons minimum, salaire de 24000€/mois (pas des lei). De la corruption en Roumanie ? Noooonnnnn !!!! Pensez-y juste de simples citoyens lambda. Et nous avons également le plaisir de retrouver le même analyste politique qu'hier toujours aussi mal rasé. Pas de doute, c'est bien la crise.
Tags : moldovița, peinture, oeufs peints, minorités
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