• Mercredi 8 février

    Depuis la base polaire roumaine

    Ce matin, la sortie de la maison d'hôtes est très rude et le bas de mon visage se fige quasi-instantanément. Le thermomètre oscille entre -25°C et -28°C lors du court transfert assuré par Mihaï avant d'être livrés à nous-mêmes pendant 2 jours. Nous avons le choix entre maintenir la balade complète ou la raccourcir de moitié. Comme on est venu pour le congélateur, nous optons à l'unanimité pour la première solution.

    Nous démarrons dans un village au nom de produit surgelé : Argel. L'itinéraire semble taillé pour une telle journée : il commence par une montée sur une ligne de crête suffisamment raide pour que nous puissions nous réchauffer rapidement. Face à nous, au pied de la côte, une petite église tricolore : rouge, blanc, vert.

    Eglise au pied de la côte

    A mi-pente, nous marquons une première halte au niveau d'une petite maison de bois. Nous sommes suffisamment élevés non pas pour manquer d'oxygène mais pour avoir une vue dégagée sur le bourg du côté gauche ou sur les greniers dispersés à flancs de collines à notre droite.

    Petite maison dans la côte Le village d'Argel Greniers dispersés

    Nous sommes rapidement obligés de décaper pour éviter la fusion du coeur du réacteur. Nous n'aurons plus froid du reste de la journée, l'air étant sec je le rappelle. Nous n'avons pas encore les raquettes aux pieds mais plutôt à l'épaule ou sur le sac car la neige est tassée. Mais à peine plus loin, nous allons les chausser.

    Alors que nous nous enfonçons dans la forêt, nous croisons des chevaux tractant de lourds traineaux débordant de fourrage. Il ne s'agit pas tout à fait du coupé-cabriolet que s'est offert le Père Noël mais plutôt d'utilitaires faciles à manoeuvrer et robustes. Et ils sont cette fois-ci montés sur patins. La rencontre est fugace car nous coupons par une belle mais étroite montée.

    Maison dans une clairière 

    Luminița nous incite à rester sur nos gardes car un grand danger nous guette : au sommet, un comité d'accueil réceptionne régulièrement les passants. En sortant du bois, à l'entrée de la propriété, elle décide de sortir l'arme ultime, celle qui préservera notre intégrité physique : deux tranches de pain. Et lorsque les deux molosses accourent vers nous babines retroussées, on est finalement bien content de cet excès de prudence. Notre vie est sauve. Heureusement  qu'ils n'ont pas été élevés à la baguette viennoise ou au pain de mie ! La propriétaire arrive peu après pour retenir ses fauves. C'est bon ne vous en faites pas, il nous reste encore tous les doigts. Une autre originalité du lieu est un immense tableau à l'extérieur de la maison. Je suppose que les chiens, bien qu'agressifs, ont une sensibilité artistique ?

    La maison des molosses

    Franchi cet obstacle, nous optons pour une voie où nous ouvrons la piste dans la poudreuse entre sapins et clôtures. Combien il est agréable de tracer son chemin dans cette neige si légère et d'écouter le son sourd de son tassement !

    Ouvrir la voie Dans la trace toute fraîche

    La rencontre du jour intervient quelques dizaines de minutes après sur une hauteur : il s'agit d'une femme qui rentre chez elle et ne voit pas d'objection à ce que nous pique-niquions chez elle. Pour commencer, elle nous amène à l'étable-porcherie où quelques cochons ont vu le jour il y a peu. Dans la pénombre, nous distinguons quelques bébés attendrissants de gaucherie. Puis, elle nous ouvre la porte de sa maison et, par là même, de son coeur. Les attentions se succèdent : pot de bienvenue, salade de légumes crus, charcuterie, pâtisserie nous sont offerts en plus de nos vivres ... Luminița lui laisse en échange ce que nous ne consommerons pas. La dame nous présente également sa famille et dévoile ses sentiments. On apprend ainsi qu'elle a 4 filles et 1 garçon à l'école à 6km. Elle est en outre nostalgique de l'époque communiste où la vie était plus facile et plus rentable. Elle nous parle enfin des taxes qui étaient alors payées en nature -ce qui l'arrangeait- et souligne que les gens n'hésitaient pas à cacher une partie de leur bétail dans les bois lors du passage du fisc. Ca me rappelle d'anciens récits déjà entendus en Asie Centrale. Sa propriété s'étend aujourd'hui sur 15 hectares, la fourchette haute d'une moyenne comprise entre 4 et 15 hectares. Avant de partir, elle nous fait visiter avec fierté son habitation où elle a tissé de nombreux tapis et couvertures. L'intérieur est plutôt douillet et aménagé avec goût.

    Je profite de la pause repas pour évoquer de nombreux moments-clés de la vie roumaine :

    - le baptême intervient dès que possible pour protéger le nouveau-né contre le mauvais oeil. La cérémonie consiste en une immersion dans l'eau bénite en présence notamment de parrains. Par contre, contrairement à chez nous, il est rare de donner un second prénom à l'enfant.

    - On donne aux enfants leur propre animal d'élevage à gérer pour les responsabiliser. Si l'agneau premier né est un mâle, il sera sacrifié pour Pâques et son jeune propriétaire perdra une occasion d'agrandir "son" cheptel.

    - La saison la plus fêtée est l'arrivée du printemps. Les hommes de tout âge offrent aux femmes de leur entourage une broche blanche et rouge à porter 8 jours. La célébration de cette occasion passe à présent de plus en plus par des cartes ou des bouquets.

    - Pour les jeunes filles célibataires, dans les familles proches de la culture ukrainienne, il existe une couronne en forme de serre-tête duquel partent deux longs rubans blanc et rouge.

    - Le mariage "moderne" supplante de plus en plus le "traditionnel". Dans ce dernier, la famille de la mariée reçoit celle du soupirant. Cette rencontre s'accompagne de danses. Le prétendant demande ensuite la main de sa promise à son père qui refuse la demande arguant de la grande beauté de sa fille et de son travail indispensable dans le foyer. Les deux échangent leurs vues et l'argumentation tourne en faveur du prétendant. L'accord proche, on présente au futur gendre une fillette de 7 à 8 ans vêtue en mariée. "Non pas elle. Trop jeune !". Lors de la seconde apparition, il s'agit d'une grand-mère habillée de façon comparable. "Ce n'est toujours pas elle !". Alors la vraie promise est enfin présentée. Après quelques danses supplémentaires, le mariage religieux peut commencer et sera suivi d'un repas. Alors qu'il durait jusqu'à 3 jours il n'y a pas si longtemps, il est désormais réduit à un seul.

    - L'accouchement à domicile est rare. En général, on transporte la femme enceinte au village le plus proche en charrette puis une ambulance prend le relais. C'est le seul cas où la prise en charge des soins est totale avec les urgences en théorie. Le reste du temps, mieux vaut prévoir une assurance si on en a les moyens. Mais ce n'est pas toujours le cas et il y a donc des disparités d'accès aux soins en dehors des plus jeunes et des plus âgés qui sont pris en charge. Cela se traduit par des choix parfois néfastes pour sa propre santé. L'IVG est autorisée par la loi mais la pratique est mal perçue par l'Eglise et les plus conservateurs.

    - Pour le décès, le défunt est d'abord présenté à ses proches. Le cercueil est ensuite promené dans le village, mené à l'église puis au cimetière. A l'issue des funérailles, la famille offre un repas aux convives souvent nombreux. Des tables sont ménagées sur certaines tombes pour pouvoir honorer à nouveau le défunt à certaines occasions. L'incinération semblerait moins répandue.

     

    [REPRISE DE LA DESCRIPTION DE LA JOURNEE]

    Revenus sur nos pas sur quelques mètres pour récupérer le sentier, nous commençons par descendre longuement. Tout autour de nous la vue est parfaitement dégagée à des kilomètres à la ronde et on devine en de multiples endroits le territoire ukrainien tout proche.

    Vue dégagée dans la descente Environs dégagés

    Nous inaugurons également une nouvelle discipline : le steeple en raquettes. Il s'agit de franchir une clôture sans déchausser et plus encore sans tomber. Certes, quelques marches sommaires nous aident très légèrement mais la barrière reste haute. Aussi notre réussite est-elle plutôt de bon augure en cas de speed-dating non sollicité avec un taureau, car ce qui comptera alors, ce sera davantage la rapidité que de profiter de la rencontre.

    Au fil de notre progression, nous continuons de connaître des hauts et des bas. Au sommet de la colline suivante justement, nous tombons sur un cheval harnaché non pas à un traineau mais à deux troncs. Ca ne doit pas faire longtemps qu'il est arrivé parce que la chaleur s'échappe de tout son corps sous forme de condensation. A quelques pas, son propriétaire disperse du fourrage pour les bêtes qu'il s'apprête à sortir au plus doux de la journée.

    Cheval de trait Cheval de trait

    La descente suivante, nous la débutons à côté de la trace pour la seule joie de glisser sur une dizaine de centimètres dans la poudreuse à chaque foulée. Dans sa seconde partie, nous traversons une forêt comme d'habitude plus fraiche. La progression est moins agréable car je suppose que nous circulons dans une large trace de pneu ou dans une rigole. Cela laisse à peine la place aux raquettes de se croiser.

    Descente dans la forêt

    Nous débouchons sur une route déserte, dernier intermède avant l'ultime bosse. Au pied de celle-ci, il faut traverser une rivière gelée. Luminița, sans crainte, s'avance et commence à sautiller à raquettes jointes sur la glace. Et si ça craquait ? Alors elle serait la première esquimaude roumaine. En même temps, rien ne dit que notre poids à nous, probablement un peu plus élevé, aura le même résultat sur la glace. Comme il faut bien traverser, nous nous lançons tous de concert jusqu'à ce que ... nous soyons secs sur l'autre rive (je vous ai bien eu ). Le sentier se hisse ensuite à flanc de colline. L'itinéraire emprunte le lit d'un ruisseau probablement. A quelques mètres du sommet, nous sommes stoppés par une barrière trop lourde à manoeuvrer surtout que nous sommes en dévers. Alors, prenant exemple sur les moutons avant de m'endormir, je déchausse et saute l'obstacle puis m'en vais ... libérer le reste du groupe toujours derrière les barreaux (en bois).

    Heureusement, personne ne nous voit car entre nos "engins" inconnus aux pieds et le saut de barrières au lieu de les ouvrir normalement, notre attitude pourrait sembler pour le moins curieuse à première vue.

    Au faîte de notre colline, sous un arbre sans feuille et à côté d'une table de pique-nique, nous détaillons le parcours des prochains jours et la frontière avec l'Ukraine  Dans notre dos, le soleil plonge dans le voile nuageux et pare d'or le ciel environnant; tandis que devant nous, nous attend la famille qui nous logera les deux prochaines nuits.

    Soleil voilé au couchant

    4 générations vivent ensemble sous le même toit : l'arrière-grand-mère de 99 ans, les grands-parents paternels dont la femme ne cessera de s'occuper du chauffage de nos chambres, les parents et leur fils, Bogdan, 8 ans. Le père de la famille est douanier. Nous le verrons peu, surtout qu'il va travailler de nuit. Il y aurait une contrebande de cigarettes, d'alcool et de mercure. Mais les gardiens de la frontière sont aidés par un système de détection des passages clandestins. Aussi les vaines tentatives se soldent-elles souvent par un échec et par la remise aux autorités ukrainiennes. Quant aux passages en règle, il n'y a pas besoin de visa en direction de l'Ukraine mais un bakchich reste le bienvenu hors de l'Union Européenne.

    La mère s'appelle Veronica. C'est elle qui tient la maison et prend soin de nous (avec la grand-mère). Le reste du temps, elle se consacre à la peinture sur oeufs et en propose de très beaux bleus ou verts. Le bleu symbolise le ciel et la santé, le vert, le renouveau de la nature, l'espérance et la fertilité.

    Ce soir, une bonne surprise les attend mais elle ne vient pas de nous : leur fille Loredana, 11 ans, rentre deux jours avant le week-end car son école est exceptionnellement fermée à cause du froid. En semaine, elle étudie au village et est hébergée sur place chez sa tante. Elle ne revient que le week-end. La jeune fille est plutôt attirée par la ville tandis que son frère préfère la campagne et compte bien un jour récupérer la maison. Ca fait drôle d'entendre ça d'un enfant de 8 ans ! Bogdan joue le "déçu" au retour de sa soeur et précise que si elle veut venir le voir plus tard, elle devra "construire sa maison à côté". Quand ces débordements d'affection prennent fin, ils s'entendent par contre comme larrons en foire.

    J'hérite d'une lourde charge en bénéficiant de la chambre habituelle de Luminița. Merci, elle était bien confortable et chaude. Et je n'ai donc pas touché à tes peluches cachées sous le lit. Je leur ai même chanté des berceuses les deux soirs, ai veillé à ce qu'elles se couchent à 21h et on n'a (presque) pas fait de pyjama party. Satisfaite ?

    Après le repas, nous nous installons devant la télévision. Les actualités montrent,  sur notre ligne, un train resté bloqué 9h à cause de la neige. Les secours sont intervenus par hélicoptère pour évacuer les gens. On enchaîne sans transition avec "Qui veut gagner des millions ?" présenté par le sosie de Lionel Jospin. Mais comme il s'agit de lei et pas d'euro, c'est de suite moins motivant. Enfin, on a très brièvement le droit à la crème d'une émission de télé-débilité : un quizz opposant 1 macho à 19 blondes malheureusement sélectionnées sur un critère de faible QI pour prêter foi au cliché. Rassurez-vous, il existe également une version brunes contre blondes paraît-il ... Bientôt sur vos écrans sur TF1. Comme ça vole trop bas, on opte pour aller se coucher. Je suis de mon côté confronté à un cruel dilemme : casseroles ou enfermement dans les chambres ? That is the question !

    21h. Début de la première pyjama party. STOP. Ambiance du tonnerre. STOP. Espère que Luminița n'entend pas. STOP.


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